samedi 18 juin 2022

Moby Dick d'Herman Melville (extrait)

Le curieux aventurier et amoureux des océans Ismaël embarque à bord du Péquod, un baleinier, dont le capitaine est Achab. Celui-ci est obsédé par Moby Dick une terrifiante baleine blanche qui lui avait amputé une jambe. Il sillonne toutes les mers de la terre à la recherche du fameux monstre. Le lecteur va suivre entre l'homme et la bête une lutte acharnée. 

Dans ce chapitre XIX intitulé "Le prophète" que je vous fais découvrir vous apprécierez le talent du narrateur qui vous installe, à la manière des contes, dans l'expectative.



« Matelots, vous êtes-vous enrôlés sur ce navire ? »

Queequeg et moi venions tout juste de quitter le Péquod, nous éloignant nonchalamment du quai, absorbés chacun dans nos propres pensées, lorsqu’un étranger nous adressa en ces mots la parole en montrant d’un index massif le bateau en question. Il était misérablement vêtu d’un veston passé, de pantalons rapiécés, et d’un lambeau de mouchoir noir autour du cou. Une petite vérole confluente avait inondé son visage et l’avait abandonné, tel le lit d’un torrent d’où les eaux ruisselantes se sont retirées, couturé de nervures compliquées.

– Êtes-vous enrôlés à ce bord ? répéta-t-il.

– Vous entendez le Péquod, je présume ? dis-je en essayant de gagner du temps pour scruter sa physionomie.

– Oui, le Péquod, ce navire-là, dit-il, ramenant son bras en arrière et le détendant brusquement devant lui, armé de la baïonnette de son index pointée au cœur dudit objet.

– Oui, dis-je, nous venons de signer le rôle. 

– Pas de clause concernant vos âmes ?

– Concernant quoi ?

– Oh ! peut-être que vous n’en avez pas, ajouta-t-il vivement. Aucune importance, je connais beaucoup de gars qui n’en ont pas… grand bien leur fasse et ils s’en sentent d’autant mieux. Une âme, c’est quelque chose comme la cinquième roue d’un char.

– Que radotez-vous, camarade ? dis-je.

– Lui, du moins, il en a assez pour suppléer à toutes les déficiences de cet ordre des autres gars, dit brusquement l’étranger, soulignant avec émotion le mot « lui ».

– Queequeg, dis-je, allons-y, ce personnage est un échappé de quelque part, il parle de quelque chose et de quelqu’un que nous ne connaissons pas.

– Un moment ! s’écria l’étranger. Vous dites vrai, vous n’avez pas encore vu le vieux Tonnerre, n’est-ce pas ?

– Qui est le vieux Tonnerre ? demandai-je subjugué encore par la conviction et la démence de ses manières.

– Le capitaine Achab.

– Comment ! le capitaine de notre navire, du Péquod ?

– Oui, quelques vieux marins d’entre nous l’appellent ainsi. Vous ne l’avez pas encore vu ?

– Non. Il est malade, à ce qu’ils disent, mais il se remet et sera tout à fait bien sous peu.

– Tout à fait bien sous peu ! s’esclaffa l’étranger avec un rire à la fois ironique et solennel. Écoutez-moi bien ! lorsque le capitaine Achab ira bien, alors mon bras gauche aussi. Pas avant.

– Que savez-vous de lui ?

– Que vous ont-ils raconté à son sujet ? Dites…

– Ils ne m’ont pas dit grand-chose sous aucun rapport à son sujet, j’ai seulement entendu dire qu’il était un excellent chasseur de baleines et un bon capitaine pour son équipage.

– C’est vrai, c’est vrai – oui, ces deux choses sont également vraies. Mais il s’agit de bondir lorsqu’il donne un ordre. Marche et grogne, grogne et marche, telle est la formule du capitaine Achab. Mais on ne vous a rien dit de ce qui lui était arrivé au large du cap Horn, voici longtemps, et comment il resta comme mort pendant trois jours et trois nuits ; rien non plus de cette lutte à mort menée devant

l’autel avec l’Espagnol à Santa ? Vous n’avez rien entendu de tout cela, n’est-ce pas ? Rien non plus au sujet de la calebasse d’argent dans laquelle il a craché ? Rien encore de la perte de sa jambe conformément à la prophétie ?

Avez-vous entendu dire quoi que ce soit de ces choses et de bien d’autres encore ? Non, je le pensais bien, comment les auriez-vous apprises ? Qui le sait ? Pas une âme à Nantucket, j’imagine. Peut-être pourtant avez-vous entendu parler de sa jambe et de la manière dont il l’a perdue ? Oui, vous en avez entendu parler, j’oserais l’affirmer. Oh ! oui, ça, tout le monde le sait – je veux dire que tout le monde sait qu’il n’a qu’une jambe et qu’un cachalot lui a arraché l’autre.

– Mon ami, dis-je, je ne sais pas à quoi rime tout votre charabia et je m’en soucie peu du reste, car il me semble que vous devez avoir le cerveau légèrement atteint. Mais si vous parlez du capitaine Achab, de ce navire-là, le Péquod, alors laissez-moi vous dire que je sais tout au sujet de la perte de sa jambe.

– Tout, hein ? Êtes-vous sûr de tout savoir ? Vraiment tout ?

– Joliment sûr.

L’index toujours pointé, les yeux levés vers le Péquod, l’étranger loqueteux sombra un moment dans une inquiète rêverie ; puis il se tourna en tressaillant et ajouta : « Vous vous êtes enrôlés, alors c’est vrai ? Vos noms figurent sur le rôle ? Eh bien ! Eh bien ! ce qui est signé est signé. Ce qui doit être sera. Et encore cela ne sera peut-être pas après tout… De toute façon tout est écrit, prévu et j’imagine qu’il faut bien qu’il y ait des marins pour partir avec lui, autant vous que d’autres, que Dieu les ait en pitié ! Bien le bonjour à vous, camarades, bien le bonjour. Que l’Ineffable vous bénisse ; je m’excuse de vous avoir retardés.

– Écoutez un peu, ami, dis-je, si vous avez quoi que ce soit d’important à nous dire, sortez-le ! Mais si vous essayez de nous embobiner, alors vous perdez votre temps, je n’ai rien à ajouter !

– Et c’est très bien dit, j’aime entendre des gars s’exprimer de cette manière-là ; vous êtes exactement les hommes qu’il lui faut… vous et vos pareils. Bien le bonjour, camarades, bien le bonjour ! Oh ! quand vous y serez, dites-leur bien que j’ai décidé de ne pas être des leurs…

– Ah ! mon vieux, vous ne pouvez pas nous berner de la sorte… vous ne pouvez pas nous duper ! Il n’y a rien au monde de plus facile à un homme que de faire croire qu’il détient un grand secret.

– Bien le bonjour, camarades, bonjour…

– Et c’est le jour en effet, dis-je, venez Queequeg, quittons cet homme fou à lier. Mais un instant, dites-moi comment vous vous appelez, voulez-vous ?

– Élie.

– Élie ! pensai-je. Et nous partîmes, commentant, chacun à notre façon, les propos de ce vieux marin en haillons, nous tombâmes d’accord pour trouver que c’était un donneur d’eau bénite jouant au loup-garou. Mais nous n’avions pas fait cent mètres que, venant à passer l’angle de rue et à me retourner, je vis Élie nous suivant, bien qu’à une certaine distance. Pour je ne sais quelle raison cela me frappa à tel point que je n’en informai pas Queequeg, mais allai de l’avant avec lui, soucieux de savoir si l’étranger allait prendre la même rue que nous. C’est ce qu’il fit. Il me sembla alors qu’il nous surveillait mais, sur ma vie, je ne pus deviner son intention. Ce fait, venant se greffer sur son discours voilé, ambigu, à demi allusif, à demi révélateur, engendrait à présent en moi toutes sortes de vagues points d’interrogation, de demi-appréhensions,

tout cela lié avec le Péquod, le capitaine Achab, cette jambe qu’il avait perdue, cet accès qu’il avait eu au cap Horn, la calebasse d’argent, et ce que le capitaine Peleg m’en avait dit, lorsque j’avais quitté le navire la veille, et les prédictions de Tistig, la squaw, et ce voyage pour lequel nous nous étions liés, et cent autres choses sous le signe de l’ombre.

Que cet Élie déguenillé nous épiât ou non, j’étais décidé à en avoir le cœur net, et dans cette intention je traversai la rue avec Queequeg et rebroussai chemin. Mais Élie passa sans paraître nous voir, je me sentis soulagé. Et

une fois de plus, et définitivement, du moins je le crus, je le taxai, en mon âme, de charlatan.

 

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