samedi 10 décembre 2022

Texte : Les moutons de Panurge

 

 

Les moutons de Panurge

Dans le Quart livre, Pantagruel et ses compagnons sont partis à la recherche de la dive bouteille, une bouteille contenant une boisson divine. Au cinquième jour de leur voyage, ils croisent un navire marchand. La rencontre se passe bien, mais Panurge se dispute avec un marchand nommé Dindonnault. Ils se réconcilient, mais Panurge, n’ayant pas digéré les moqueries du marchand, lui achète un mouton, qu’il paye excessivement cher.

 

Soudain, je ne sais comment la chose arriva si vite, je n’eus le loisir de le considérer, Panurge, sans dire autre chose, jette en pleine mer son mouton criant et bêlant. Tous les autres moutons, criant et bêlant avec la même intonation, commencèrent à se jeter et sauter en mer à sa suite, à la file. C’était à qui sauterait le premier après leur compagnon. Il n’était pas possible de les en empêcher, comme vous connaissez le naturel du mouton, qui est de toujours suivre le premier, en quelque endroit qu'il aille. Aristote le dit aussi au livre 9 de L’Histoire des animaux, c’est l’animal le plus sot et inepte du monde.

Le marchand, tout effrayé de ce que devant ses yeux il voyait périr et noyer ses moutons, s'efforçait de les en empêcher et de les retenir autant qu’il le pouvait. Mais c'était en vain. Tous à la file sautaient dans la mer, et périssaient. Finalement, il en prit un grand et fort par la toison sur le tillac (1) du navire, pensant ainsi le retenir, et conséquemment sauver le reste aussi. Le mouton fut si puissant qu'il emporta dans la mer avec lui le marchand qui se noya, de la même façon que les moutons de Polyphème le Cyclope borgne emportèrent Ulysse et ses  compagnons hors de la caverne. Les autres bergers et gardiens en firent autant, les prenant les uns par les cornes, les autres par les pattes, les derniers par la toison. Tous furent pareillement emportés et noyés misérablement en mer. Panurge, à côté de la cuisine, tenant un aviron (2) en main, non pour aider les bergers, mais pour les empêcher de grimper sur le navire et échapper au naufrage. Il les exhortait avec éloquence, comme s’il était un petit frère d’Olivier Maillard (3) ou un second frère Jean Bourgeois (4), leur démontrant par lieux de rhétorique (5) les misères de ce monde, le bien et le bonheur de l'autre vie, affirmant que les trépassés (6) sont plus heureux que les vivants dans cette vallée de misère, et promettant à chacun d'eux d’ériger un beau cénotaphe (7) et sépulcre (8) en leur honneur au plus haut du Mont-Cenis, à son retour du Lanternois. Il leur souhaitait néanmoins, au cas où vivre encore parmi les humains ne leur déplût pas et où il ne leur vînt pas à l’idée de se noyer, bonne aventure et rencontre de quelque baleine, laquelle au troisième jour les rendrait sains et saufs en quelque doux pays, à l'exemple de Jonas (9). [...] Une fois le bateau vidé du marchand et des moutons, Panurge demanda : « Reste-t-il ici une seule âme moutonnière ? Où sont ceux de Thibault l’Agnelet ? [...] Que t’en semble, frère Jean ?

— Tout est bien pour vous, mais vous auriez dû garder le paiement. L’argent serait resté dans votre bourse.

— J’en ai eu pour mon argent, répondit Panurge. »

François Rabelais, Quart Livre, Chapitre VIII, 1552.

 

Notes   :

1 – Le tillac : pont supérieur d’un navire. 2 – Aviron : rame. 3 – Olivier Maillard prédicateur célèbre par ses sermons sous Louis XI, Charles VIII et Louis XII. 4 – Jean Bourgeois : autre célèbre prédicateur. 5 – La rhétorique est l’art de bien parler et de convaincre avec éloquence. 6 – Les  trépassés : les morts. 7 – Cénotaphe : tombeau élevé à la mémoire d’un mort   et qui ne contient pas son corps. 8  - Sépulcre :  tombeau. 9 - Jonas, pris dans une tempête, passe trois jours dans le ventre d’une baleine (voir Le livre de Jonas dans L’Ancien Testament).