Les moutons de Panurge
Dans le Quart
livre, Pantagruel et ses compagnons sont partis à la recherche de la dive
bouteille, une bouteille contenant une boisson divine. Au cinquième jour de
leur voyage, ils croisent un navire marchand. La rencontre se passe bien, mais
Panurge se dispute avec un marchand nommé Dindonnault. Ils se réconcilient,
mais Panurge, n’ayant pas digéré les moqueries du marchand, lui achète un
mouton, qu’il paye excessivement cher.
Soudain, je ne sais comment la chose arriva si vite, je n’eus
le loisir de le considérer, Panurge, sans dire autre chose, jette en pleine mer
son mouton criant et bêlant. Tous les autres moutons, criant et bêlant avec la
même intonation, commencèrent à se jeter et sauter en mer à sa suite, à la
file. C’était à qui sauterait le premier après leur compagnon. Il n’était pas
possible de les en empêcher, comme vous connaissez le naturel du mouton, qui
est de toujours suivre le premier, en quelque endroit qu'il aille. Aristote le
dit aussi au livre 9 de L’Histoire des animaux, c’est l’animal le plus sot et
inepte du monde.
Le marchand, tout effrayé de ce que devant ses yeux il voyait
périr et noyer ses moutons, s'efforçait de les en empêcher et de les retenir
autant qu’il le pouvait. Mais c'était en vain. Tous à la file sautaient dans la
mer, et périssaient. Finalement, il en prit un grand et fort par la toison sur
le tillac (1) du navire, pensant ainsi le retenir, et conséquemment sauver le
reste aussi. Le mouton fut si puissant qu'il emporta dans la mer avec lui le
marchand qui se noya, de la même façon que les moutons de Polyphème le Cyclope
borgne emportèrent Ulysse et ses compagnons
hors de la caverne. Les autres bergers et gardiens en firent autant, les
prenant les uns par les cornes, les autres par les pattes, les derniers par la
toison. Tous furent pareillement emportés et noyés misérablement en mer. Panurge,
à côté de la cuisine, tenant un aviron (2) en main, non pour aider les bergers,
mais pour les empêcher de grimper sur le navire et échapper au naufrage. Il les
exhortait avec éloquence, comme s’il était un petit frère d’Olivier Maillard
(3) ou un second frère Jean Bourgeois (4), leur démontrant par lieux de
rhétorique (5) les misères de ce monde, le bien et le bonheur de l'autre vie,
affirmant que les trépassés (6) sont plus heureux que les vivants dans cette
vallée de misère, et promettant à chacun d'eux d’ériger un beau cénotaphe (7)
et sépulcre (8) en leur honneur au plus haut du Mont-Cenis, à son retour du Lanternois.
Il leur souhaitait néanmoins, au cas où vivre encore parmi les humains ne leur
déplût pas et où il ne leur vînt pas à l’idée de se noyer, bonne aventure et rencontre
de quelque baleine, laquelle au troisième jour les rendrait sains et saufs en
quelque doux pays, à l'exemple de Jonas (9). [...] Une fois le bateau vidé du
marchand et des moutons, Panurge demanda : « Reste-t-il ici une seule âme
moutonnière ? Où sont ceux de Thibault l’Agnelet ? [...] Que t’en semble, frère
Jean ?
— Tout est bien pour vous, mais vous auriez dû garder le paiement.
L’argent serait resté dans votre bourse.
— J’en ai eu pour mon argent, répondit Panurge. »
François Rabelais, Quart Livre, Chapitre VIII,
1552.
Notes :
1 – Le tillac : pont supérieur d’un navire. 2 – Aviron : rame.
3 – Olivier Maillard prédicateur célèbre par ses sermons sous Louis XI, Charles
VIII et Louis XII. 4 – Jean Bourgeois : autre célèbre prédicateur. 5 – La rhétorique
est l’art de bien parler et de convaincre avec éloquence. 6 – Les trépassés : les morts. 7 – Cénotaphe : tombeau
élevé à la mémoire d’un mort et qui ne
contient pas son corps. 8 - Sépulcre : tombeau. 9 - Jonas, pris dans une tempête, passe
trois jours dans le ventre d’une baleine (voir Le livre de Jonas dans L’Ancien Testament).
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