Honoré
de Balzac, Le Père Goriot
(Extraits)
(p. 44)
Madame
Vauquer, née de Conflans, est une vieille femme qui, depuis quarante ans, tient
à Paris une pension bourgeoise établie rue Neuve-Sainte-Geneviève, entre le
quartier latin et le faubourg Saint-Marceau. Cette pension, connue sous le nom
de la maison-Vauquer, admet également des hommes et des femmes, des
jeunes gens et des vieillards, sans que jamais la médisance ait attaqué les
mœurs de ce respectable établissement. Mais aussi depuis trente ans ne s'y
était-il jamais vu de jeune personne, et pour qu'un jeune homme y demeure, sa
famille doit-elle lui faire une bien maigre pension. Néanmoins, en 1819, époque
à laquelle ce drame commence, il s'y trouvait une pauvre jeune fille. En
quelque discrédit que soit tombé le mot drame par la manière abusive et
tortionnaire dont il a été prodigué dans ces temps de douloureuse littérature,
il est nécessaire de l’employer ici : non que cette histoire soit dramatique
dans le sens vrai du mot ; mais, l’œuvre accomplie, peut-être aura-t-on versé
quelques larmes intra muros et extra.
Sera-t-elle
comprise au-delà de Paris ? le doute est permis. Les particularités de cette
scène pleine d’observations et de couleurs locales ne peuvent être appréciées
qu’entre les buttes de Montmartre et les hauteurs de Montrouge, dans cette
illustre vallée de plâtras incessamment près de tomber et de ruisseaux noirs de
boue ; vallée remplie de souffrances réelles, de joies souvent fausses, et si
terriblement agitée qu’il faut je ne sais quoi d’exorbitant pour y produire une
sensation de quelque durée. Cependant il s’y rencontre çà et là des douleurs
que l’agglomération des vices et des vertus rend grandes et solennelles : à
leur aspect, les égoïsmes, les intérêts, s’arrêtent et s’apitoient ; mais
l’impression qu’ils en reçoivent est comme un fruit savoureux promptement
dévoré. Le char de la civilisation, semblable à celui de l’idole de Jaggernat,
à peine retardé par un cœur moins facile à broyer que les autres et qui enraie
sa roue, l’a brisé bientôt et continue sa marche glorieuse. Ainsi ferez-vous,
vous qui tenez ce livre d’une main blanche, vous qui vous enfoncez dans un
moelleux fauteuil en vous disant : « Peut-être ceci va-t-il m’amuser. » Après
avoir lu les secrètes infortunes du père Goriot, vous dînerez avec appétit en
mettant votre insensibilité sur le compte de l’auteur, en le taxant
d’exagération, en l’accusant de poésie. Ah ! sachez-le : ce drame n’est ni une
fiction, ni un roman. All is true, il est si véritable, que chacun peut
en reconnaître les éléments chez soi, dans son cœur peut-être.
(p. 56 à 57)
Entre ces
deux personnages et les autres, Vautrin, l'homme de quarante ans, à favoris
peints, servait de transition. Il était un de ces gens dont le peuple dit:
Voilà un fameux gaillard! Il avait les épaules larges, le buste bien développé,
les muscles apparents, des mains épaisses, carrées et fortement marquées aux
phalanges par des bouquets de poils touffus et d'un roux ardent. Sa figure,
rayée par des rides prématurées, offrait des signes de dureté que démentaient
ses manières souples et liantes. Sa voix de basse-taille, enharmonie avec sa
grosse gaieté, ne déplaisait point. Il était obligeant et rieur. Si quelque
serrure allait mal, il l'avait bientôt démontée, rafistolée, huilée, limée,
remontée, en disant: Ça me connaît. " Il connaissait tout d'ailleurs, les
vaisseaux, la mer, la France, l'étranger, les affaires, les hommes, les
événements, les lois, les hôtels et les prisons. Si quelqu'un se plaignait par
trop, il lui offrait aussitôt ses services. Il avait prêté plusieurs fois de
l'argent à madame Vauquer et à quelques pensionnaires; mais ses obligés
seraient morts plutôt que de ne pas le lui rendre, tant, malgré son air
bonhomme, il imprimait de crainte par un certain regard profond et plein de
résolution. A la manière dont il lançait un jet de salive, il annonçait un
sang-froid imperturbable qui ne devait pas le faire reculer devant un crime
pour sortir d'une position équivoque.
Comme un
juge sévère, son œil semblait aller au fond de toutes les questions, de toutes
les consciences, de tous les sentiments. Ses mœurs consistaient à sortir après
le déjeuner, à revenir pour dîner, à décamper pour toute la soirée, et à
rentrer vers minuit, à l'aide d'un passe-partout que lui avait confié madame
Vauquer. Lui seul jouissait de cette faveur. Mais aussi était-il au mieux avec
la veuve, qu'il appelait maman en la saisissant par la taille, flatterie peu
comprise! La bonne femme croyait la chose encore facile, tandis que Vautrin seul
avait les bras assez longs pour presser cette pesante circonférence. Un trait
de son caractère était de payer généreusement quinze francs par mois pour le
gloria qu'il prenait au dessert. Des gens moins superficiels que ne l'étaient
ces jeunes gens emportés par les tourbillons de la vie parisienne, ou ces
vieillards indifférents à ce qui ne les touchait pas directement, ne se
seraient pas arrêtés à l'impression douteuse que leur causait Vautrin. Il
savait ou devinait les affaires de ceux qui l'entouraient, tandis que nul ne
pouvait pénétrer ni ses pensées ni ses occupations. Quoiqu'il eût jeté son
apparente bonhomie, sa constante complaisance et sa gaieté comme une barrière
entre les autres et lui, souvent il laissait percer l'épouvantable profondeur de
son caractère. Souvent une boutade digne de Juvénal, et par laquelle il
semblait se complaire à bafouer les lois, à fouetter la haute société, à la
convaincre d'inconséquence avec elle-même, devait faire supposer qu'il gardait
rancune à l'état social, et qu'il y avait au fond de sa vie un mystère
soigneusement enfoui.
(p. 78-79)
Vers la fin
de la troisième année, le père Goriot réduisit encore ses dépenses, en montant
au troisième étage et en se mettant à quarante-cinq francs de pension par mois.
Il se passa de tabac, congédia son perruquier et ne mit plus de poudre. Quand
le père Goriot parut pour la première fois sans être poudré, son hôtesse laissa
échapper une exclamation de surprise en apercevant la couleur de ses cheveux,
ils étaient d'un gris sale et verdâtre. Sa physionomie, que des chagrins
secrets avaient insensiblement rendue plus triste de jour en jour, semblait la
plus désolée de toutes celles qui garnissaient la table. Il n'y eut alors plus
aucun doute. Le père Goriot était un vieux libertin dont les yeux n'avaient été
préservés de la maligne influence des remèdes nécessités par ses maladies que
par l'habileté d'un médecin. La couleur dégoûtante de ses cheveux provenait de
ses excès et des drogues qu'il avait prises pour les continuer.
L'état physique
et moral du bonhomme donnait raison à ces radotages. Quand son trousseau fut
usé, il acheta du calicot à quatorze sous l'aune pour remplacer son beau linge.
Ses diamants, sa tabatière d'or, sa chaîne, ses bijoux, disparurent un à un. Il
avait quitté l'habit bleu-barbeau, tout son costume cossu, pour porter, été
comme hiver, une redingote de drap marron grossier, un gilet en poil de chèvre,
et un pantalon gris en cuir de laine. Il devint progressivement maigre ; ses
mollets tombèrent ; sa figure, bouffie par le contentement d'un bonheur
bourgeois, se vida démesurément ; son front se plissa, sa mâchoire se dessina.
Durant la quatrième année de son établissement rue Neuve-Sainte-Geneviève, il
ne se ressemblait plus. Lebon vermicellier de soixante-deux ans qui ne
paraissait pas en avoir quarante, le bourgeois gros et gras, frais de bêtise,
dont la tenue égrillarde réjouissait les passants, qui avait quelque chose de
jeune dans le sourire, semblait être un septuagénaire hébété, vacillant,
blafard. Ses yeux bleus si vivaces prirent des teintes ternes et gris-de-fer,
ils avaient pâli, ne larmoyaient plus, et leur bordure rouge semblait pleurer
du sang. Aux uns, il faisait horreur ; aux autres, il faisait pitié. De jeunes
étudiants en Médecine, ayant remarqué l'abaissement de sa lèvre inférieure et
mesuré le sommet de son angle facial, le déclarèrent atteint de crétinisme,
après l'avoir longtemps houspillé sans en rien tirer. Un soir, après le dîner,
madame Vaquer lui ayant dit en manière de raillerie : " Eh bien ! Elles ne
viennent donc plus vous voir, vos filles ? "
En mettant
en doute sa paternité, le père Goriot tressaillit comme si son hôtesse l'eût
piqué avec un fer.
………………………………………………………..
Au-dessus de
ce troisième étage étaient un grenier à étendre le linge et deux mansardes où
couchaient un garçon de peine, nommé Christophe, et la grosse Sylvie, la
cuisinière. Outre les sept pensionnaires internes, madame Vauquer avait, bon
an, mal an, huit étudiants en Droit ou en Médecine, et deux ou trois habitués
qui demeuraient dans le quartier, abonnés tous pour le dîner seulement. La
salle contenait à dîner dix-huit personnes et pouvait en admettre une
vingtaine; mais le matin, il ne s'y trouvait que sept locataires dont la
réunion offrait pendant le déjeuner l'aspect d'un repas de famille. Chacun
descendait en pantoufles, se permettait des observations confidentielles sur la
mise ou sur l'air des externes, et sur les événements de la soirée précédente,
en s'exprimant avec la confiance de l'intimité. Ces sept pensionnaires étaient
les enfants gâtés de madame Vauquer, qui leur mesurait avec une précision
d'astronome les soins et les égards, d'après le chiffre de leurs pensions. Une
même considération affectait ces êtres rassemblés par le hasard. Les deux
locataires du second ne payaient que soixante-douze francs par mois. Ce bon
marché, qui ne se rencontre que dans le faubourg Saint-Marcel, entre la Bourbe
et la Salpêtrière, et auquel madame Couture faisait seule exception, annonce
que ces pensionnaires devaient être sous le poids de malheurs plus ou moins
apparents.
Aussi le
spectacle désolant que présentait l'intérieur de cette maison se répétait-il
dans le costume de ses habitués, également délabrés. Les hommes portaient des
redingotes dont la couleur était devenue problématique, des chaussures comme il
s'en jette au coin des bornes dans les quartiers élégants, du linge élimé, des
vêtements qui n'avaient plus que l'âme. Les femmes avaient des robes passées
reteintes, déteintes, de vieilles dentelles raccommodées, des gants glacés par
l'usage, des collerettes toujours rousses et des fichus éraillés. Si tels
étaient les habits, presque tous montraient des corps solidement charpentés,
des constitutions qui avaient résisté aux tempêtes de la vie, des faces
froides, dures, effacées comme celles des écus démonétisés. Les bouches
flétries étaient armées de dents avides. Ces pensionnaires faisaient pressentir
des drames accomplis ou en action; non pas de ces drames joués à la lueur des
rampes, entre des toiles peintes mais des drames vivants et muets, des drames
glacés qui remuaient chaudement le cœur, des drames continus.
Le lendemain, à l'heure du bal, Rastignac alla chez
madame de Beauséant, qui l'emmena pour le présenter à la duchesse de
Carigliano. Il reçut le plus gracieux accueil de la maréchale, chez laquelle il
retrouva madame de Nucingen. Delphine s'était parée avec l'intention de plaire
à tous pour mieux plaire à Eugène, de qui elle attendait impatiemment un coup
d'œil, en croyant cacher son impatience. Pour qui sait deviner les émotions
d'une femme, ce moment est plein de délices. Qui ne s'est souvent plu à faire
attendre son opinion, à déguiser coquettement son plaisir, à chercher des aveux
dans l'inquiétude que l'on cause, à jouir des craintes qu'on dissipera par un
sourire? Pendant cette fête, l'étudiant mesure tout à coup la portée de sa
position, et comprit qu'il avait un état dans le monde en étant cousin avoué de
madame de Beauséant.
La conquête
de madame la baronne de Nucingen, qu'on lui donnait déjà, le mettait si bien en
relief, que tous les jeunes gens lui jetaient des regards d'envie; en en
surprenant quelques-uns, il goûta les premiers plaisirs de la fatuité. En
passant d'un salon dans un autre, en traversant les groupes, il entendit vanter
son bonheur.
Les femmes
lui prédisaient toutes des succès. Delphine, craignant de le perdre, lui promit
de ne pas lui refuser le soir le baiser qu'elle s'était tant défendu d'accorder
l'avant-veille. A ce bal, Rastignac reçut plusieurs engagements. Il fut
présenté par sa cousine à quelques femmes qui toutes avaient des prétentions à
l'élégance, et dont les maisons passaient pour être agréables, il se vit lancé
dans le plus grand et le plus beau monde de Paris. Cette soirée eut donc pour
lui les charmes d'un brillant début, et il devait s'en souvenir jusque dans ses
vieux jours, comme une jeune fille se souvient du bal où elle a eu des
triomphes. Le lendemain, quand, en déjeunant, il raconta ses succès au père
Goriot devant les pensionnaires, Vautrin se prit à sourire d'une façon
diabolique.
(p.
191-193)
Eugène, qui
se trouvait pour la première fois chez le père Goriot, ne fut pas maître d'un
mouvement de stupéfaction en voyant le bouge où vivait le père, après avoir
admiré la toilette de la fille. La fenêtre était sans rideaux ; le papier de
tenture collé sur les murailles s'en détachait en plusieurs endroits par
l'effet de l'humidité, et se recroquevillait en laissant apercevoir le plâtre
jauni par la fumée. Le bonhomme gisait sur un mauvais lit, n'avait qu'une
maigre couverture et un couvre−pied ouaté fait avec les bons morceaux des
vieilles robes de madame Vauquer. Le carreau était humide et plein de
poussière. En face de la croisée se voyait une de ces vieilles commodes en bois
de rose à ventre renflé, qui ont des mains en cuivre tordu en façon de sarments
décorés de feuilles ou de fleurs ; un vieux meuble à tablette de bois sur
lequel était un pot à eau dans sa cuvette et tous les ustensiles nécessaires
pour se faire la barbe. Dans un coin, les souliers ; à la tête du lit, une
table de nuit sans porte ni marbre ; au coin de la cheminée, où il n'y avait
pas trace de feu, se trouvait la table carrée, en bois de noyer, dont la barre
avait servi au père Goriot à dénaturer son écuelle en vermeil. Un méchant
secrétaire sur lequel était le chapeau du bonhomme, un fauteuil foncé de paille
et deux chaises complétaient ce mobilier misérable. La flèche du lit, attachée
au plancher par une loque, soutenait une mauvaise bande d'étoffe à carreaux
rouges et blancs. Le plus pauvre commissionnaire était certes moins mal meublé
dans son grenier, que ne l'était le père Goriot chez madame Vauquer. L'aspect
de cette chambre donnait froid et serrait le cœur, elle ressemblait au plus
triste logement d'une prison. Heureusement Goriot ne vit pas l'expression qui
se peignit sur la physionomie d'Eugène quand celui−ci posa sa chandelle sur la
table de nuit. Le bonhomme se tourna de son côté en restant couvert jusqu'au
menton.
− Eh bien !
Qui aimez-vous mieux de madame de Restaud ou de madame de Nucingen ?
− Je préfère
madame Delphine, répondit l'étudiant, parce qu'elle vous aime mieux.
A cette
parole chaudement dite, le bonhomme sortit son bras du lit et serra la main
d'Eugène.
− Merci,
merci, répondit le vieillard ému. Que vous a-t-elle donc dit de moi ?
L'étudiant
répéta les paroles de la baronne en les embellissant, et le vieillard l'écouta
comme s'il eut entendu la parole de Dieu.
− Chère
enfant ! Oui, oui, elle m'aime bien. Mais ne la croyez pas dans ce qu'elle vous
a dit d'Anastasie. Les deux sœurs se jalousent, voyez-vous ? C’est encore une
preuve de leur tendresse.
Madame de
Restaud m'aime bien aussi. Je le sais. Un père est avec ses enfants comme Dieu
est avec nous, il va jusqu'au fond des cœurs, et juge les intentions. Elles
sont toutes deux aussi aimantes. Oh ! Si j'avais eu de bons gendres, j'aurais
été trop heureux. Il n'est sans doute pas de bonheur complet ici−bas. Si
j'avais vécu chez elles, mais rien que d'entendre leurs voix, de les savoir là,
de les voir aller, sortir, comme quand je les avais chez moi, ça m'eût fait cabrioler
le cœur.
Etaient-elles
bien mises ?
− Oui, dit
Eugène. Mais, monsieur Goriot, comment, en ayant des filles aussi richement
établies que sont les vôtres, pouvez-vous demeurer dans un taudis pareil ?
(p. 194-197)
Vous
trouverez en moi de ces immenses abîmes, de ces vastes sentiments concentrés
que les niais appellent des vices ; mais vous ne me trouverez jamais ni lâche
ni ingrat. Enfin, je ne suis ni un pion ni un fou, mais une tour, mon petit.
— Quel homme
êtes-vous donc ? s’écria Eugène, vous avez été créé pour me tourmenter.
— Mais non,
je suis un bon homme qui veut se crotter pour que vous soyez à l’abri de la
boue pour le reste de vos jours. Vous vous demandez pourquoi ce dévouement ?
Eh bien ! je
vous le dirai tout doucement quelque jour, dans le tuyau de l’oreille. Je vous
ai d’abord surpris en vous montrant le carillon de l’ordre social et le jeu de
la machine ; mais votre premier effroi se passera comme celui du conscrit sur
le champ de bataille, et vous vous accoutumerez à l’idée de considérer les
hommes comme des soldats décidés à périr pour le service de ceux qui se sacrent
rois eux-mêmes. Les temps sont bien changés. Autrefois on disait à un brave :
" Voilà cent écus, tue-moi monsieur un tel ", et l’on soupait
tranquillement après avoir mis un homme à l’ombre pour un oui, pour un non.
Aujourd’hui je vous propose de vous donner une belle fortune contre un signe de
tête qui ne nous compromet en rien, et vous hésitez. Le siècle est mou.
Eugène signa
la traite, et l’échangea contre les billets de banque.
— Eh bien ! voyons, parlons raison,
reprit Vautrin. Je veux partir d’ici à quelques mois pour l’Amérique, aller
planter mon tabac. Je vous enverrai les cigares de l’amitié. Si je deviens
riche, je vous aiderai. Si je n’ai pas d’enfants (cas probable, je ne suis pas
curieux de me replanter ici par bouture), eh bien ! je vous léguerai ma
fortune. Est-ce être l’ami d’un homme ? Mais je vous aime, moi. J’ai la passion
de me dévouer pour un autre. je l’ai déjà fait. Voyez-vous, mon petit, je vis dans
une sphère plus élevée que celles des autres hommes. Je considère les actions
comme des moyens, et ne vois que le but. Qu’est-ce qu’un homme pour moi ? Ça !
fit-il en faisant claquer l’ongle de son pouce sous une de ses dents. Un homme
est tout ou rien. Il est moins que rien quand il se nomme Poiret : on peut
l’écraser comme une punaise, il est plat et il pue. Mais un homme est un dieu
quand il vous ressemble : ce n’est plus une machine couverte en peau, mais un
théâtre où s’émeuvent les plus beaux sentiments, et je ne vis que par les
sentiments. Un sentiment, n’est-ce pas le monde dans une pensée ? Voyez le père
Goriot : ses deux filles sont pour lui tout l’univers, elles sont le fil avec
lequel il se dirige dans la création. Eh bien ! pour moi qui ai bien creusé la
vie, il n’existe qu’un seul sentiment réel, une amitié d’homme à homme. Pierre
et Jaffier, voilà ma passion. Je sais Venise sauvée par cœur. Avez-vous vu
beaucoup de gens assez poilus pour, quand un camarade dit : " Allons
enterrer un corps ! ", y aller sans souffler mot ni l’embêter de morale ?
J’ai fait ça, moi. Je ne parlerais pas ainsi à tout le monde. Mais vous, vous
êtes un homme supérieur, on peut tout vous dire, vous savez tout comprendre.
Vous ne patouillerez pas longtemps dans les marécages où vivent les crapoussins
qui nous entourent ici. Eh bien ! voilà qui est dit. Vous épouserez. Poussons
chacun nos pointes ! La mienne est en fer et ne mollit jamais, hé, hé !
Vautrin
sortit sans vouloir entendre la réponse négative de l’étudiant, afin de le
mettre à son aise. Il semblait connaître le secret de ces petites résistances,
de ces combats dont les hommes se parent devant eux-mêmes, et qui leur servent
à se justifier leurs actions blâmables.
" Qu’il
fasse comme il voudra, je n’épouserai certes pas mademoiselle Taillefer !
" se dit Eugène.
Après avoir
subi le malaise d’une fièvre intérieure que lui causa l’idée d’un pacte fait
avec cet homme dont il avait horreur, mais qui grandissait à ses yeux par le
cynisme même de ses idées et par l’audace avec laquelle il étreignait la
société, Rastignac s’habilla, demanda une voiture, et vint chez madame de
Restaud.
(p. 242-243)
— Mais venez
donc voir, lui dit madame de Nucingen en le prenant par la main et l’emmenant
dans une chambre dont les tapis, les meubles et les moindres détails lui
rappelèrent, en de plus petites proportions, celle de Delphine.
— Il y
manque un lit, dit Rastignac.
— Oui,
monsieur, dit-elle en rougissant et lui serrant la main.
Eugène la
regarda, et comprit, jeune encore, tout ce qu’il y avait de pudeur vraie dans
un cœur de femme aimante.
— Vous êtes
une de ces créatures que l’on doit adorer toujours, lui dit-il à l’oreille.
Oui, j’ose vous le dire, puisque nous nous comprenons si bien : plus vif et
sincère est l’amour, plus il doit être voilé, mystérieux.
Ne donnons
notre secret à personne.
— Oh ! je ne
serai pas quelqu’un, moi, dit le père Goriot en grognant.
— Vous savez
bien que vous êtes nous, vous…
— Ah ! voilà
ce que je voulais. Vous ne ferez pas attention à moi, n’est-ce pas ? J’irai, je
viendrai comme un bon esprit qui est partout, et qu’on sait être là sans le
voir. Eh bien ! Delphinette, Ninette, Dedel ! n’ai-je pas eu raison de te dire
« Il y a un joli appartement rue d’Artois, meublons-le pour lui ! » Tu ne
voulais pas.
Ah ! c’est
moi qui suis l’auteur de ta joie, comme je suis l’auteur de tes jours. Les
pères doivent toujours donner pour être heureux. Donner toujours, c’est ce qui
fait qu’on est père.
— Comment ?
dit Eugène.
— Oui, elle
ne voulait pas, elle avait peur qu’on ne dit des bêtises, comme si le monde
valait le bonheur !
Mais toutes
les femmes rêvent de faire ce qu’elle fait…
Le père
Goriot parlait tout seul, madame de Nucingen avait emmené Rastignac dans le
cabinet où le bruit d’un baiser retentit, quelque légèrement qu’il fût pris.
Cette pièce était en rapport avec l’élégance de l’appartement, dans lequel
d’ailleurs rien ne manquait.
— A-t-on
bien deviné vos vœux ? dit-elle en revenant dans le salon pour se mettre à
table.
— Oui,
dit-il, trop bien. Hélas ! ce luxe si complet, ces beaux rêves réalisés, toutes
les poésies d’une vie jeune, élégante, je les sens trop pour ne pas les mériter
mais je ne puis les accepter de vous, et je suis trop pauvre encore pour…
— Ah ! ah !
vous me résistez déjà, dit-elle d’un petit air d’autorité railleuse en faisant
une de ces jolies moues que font les femmes quand elles veulent se moquer de
quelque scrupule pour le mieux dissiper.
Eugène
s’était trop solennellement interrogé pendant cette journée, et l’arrestation
de Vautrin, en lui montrant la profondeur de l’abîme dans lequel il avait
failli rouler, venait de trop bien corroborer ses sentiments nobles et sa
délicatesse pour qu’il cédât à cette caressante réfutation de ses idées
généreuses.
Une profonde
tristesse s’empara de lui.
(p. 259 à 265)
- Mon cher
père! allez-y prudemment. Si vous mettiez la moindre velléité de vengeance en
cette affaire, et si vous montriez des intentions trop hostiles, je serais
perdue. Il vous connaît, il a trouvé tout naturel que, sous votre inspiration,
je m'inquiétasse de ma fortune; mais, je vous le jure, il la tient en ses
mains, et a voulu la tenir. Il est homme à s'enfuir avec tous les capitaux, et
à nous laisser là, le scélérat! Il sait bien que je ne déshonorerai pas
moi-même le nom que je porte en le poursuivant. Il est à la fois fort et
faible. J'ai bien tout examiné. Si nous le poussons à bout, je suis ruinée.
- Mais c'est
donc un fripon?
- Eh bien!
oui, mon père, dit-elle en se jetant sur une chaise en pleurant. Je ne voulais
pas vous l'avouer pour vous épargner le chagrin de m'avoir mariée à un homme de
cette espèce-là! Mœurs secrètes et conscience, l'âme et le corps, tout en lui
s'accorde! c'est effroyable: je le hais et le méprise. Oui, je ne puis plus
estimer ce vil Nucingen après tout ce qu'il m'a dit. Un homme capable de se jeter
dans les combinaisons commerciales dont il m'a parlé n'a pas la moindre
délicatesse, et mes craintes viennent de ce que j'ai lu parfaitement dans son
âme. Il m'a nettement proposé, lui, mon mari, la liberté, vous savez ce que
cela signifie? si je voulais être, en cas de malheur, un instrument entre ses
mains, enfin si je voulais lui servir de prête-nom.
- Mais les
lois sont là! Mais il y a une place de Grève pour les gendres de cette
espèce-là, s'écria le père
Goriot; mais
je le guillotinerais moi-même s'il n'y avait pas de bourreau.
- Non, mon
père, il n'y a pas de lois contre lui. Ecoutez en deux mots son langage, dégagé
des circonlocutions dont il l'enveloppait: " Ou tout est perdu, vous
n'avez pas un liard, vous êtes ruinée; car je ne saurais choisir pour complice
une autre personne que vous; ou vous me laisserez conduire à bien mes
entreprises. " Est-ce clair? Il tient encore à moi. Ma probité de femme le
rassure; il sait que je lui laisserai sa fortune, et me contenterai de la
mienne. C'est une association improbe et voleuse à laquelle je dois consentir
sous peine d'être ruinée. Il m'achète ma conscience et la paye en me laissant
être à mon aise la femme d'Eugène. " Je te permets de commettre des
fautes, laisse-moi faire des crimes en ruinant de pauvres gens! "
Ce langage
est-il encore assez clair? Savez-vous ce qu'il nomme faire des opérations? Il
achète des terrains nus sous son nom, puis il y fait bâtir des maisons par des
hommes de paille. Ces hommes concluent les marchés pour les bâtisses avec tous
les entrepreneurs, qu'ils payent en effets à longs termes, et consentent,
moyennant une légère somme, à donner quittance à mon mari, qui est alors
possesseur des maisons, tandis que ces hommes s'acquittent avec les
entrepreneurs dupés en faisant faillite. Le nom de la maison Nucingen a servi à
éblouir les pauvres constructeurs. J'ai compris cela. J'ai compris aussi que,
pour prouver, en cas de besoin, le paiement de sommes énormes, Nucingen a
envoyé des valeurs considérables à Amsterdam, à Londres, à Naples, à Vienne.
Comment les saisirions-nous?
Eugène
entendit le son lourd des genoux du père Goriot, qui tomba sans doute sur le
carreau de sa chambre.
- Mon Dieu,
que t'ai-je fait? Ma fille livrée à ce misérable, il exigera tout d'elle s'il
le veut. Pardon, ma fille!
cria le
vieillard.
- Oui, si je
suis dans un abîme, il y a peut-être de votre faute, dit Delphine. Nous avons
si peu de raison quand nous nous marions! Connaissons-nous le monde, les
affaires, les hommes, les mœurs? Les pères devraient penser pour nous. Cher
père, je ne vous reproche rien, pardonnez-moi ce mot. En ceci la faute est
toute à moi. Non, ne pleurez point, papa, dit-elle en baisant le front de son
père.
- Ne pleure
pas non plus, ma petite Delphine. Donne tes yeux, que je les essuie en les
baisant. Va! je vais retrouver ma caboche, et débrouiller l'écheveau d'affaires
que ton mari a mêlé.
- Non,
laisse-moi faire; je saurai le manœuvrer. Il m'aime, eh bien, je me servirai de
mon empire sur lui pour l'amener à me placer promptement quelques capitaux en
propriétés. Peut-être lui ferai-je racheter sous mon nom Nucingen, en Alsace,
il y tient. Seulement venez demain pour examiner ses livres, ses affaires.
Monsieur
Derville ne sait rien de ce qui est commercial. Non, ne venez pas demain. Je ne
veux pas me tourner le sang. Le bal de madame de Beauséant a lieu après-demain,
je veux me soigner pour y être belle, reposée, et faire honneur à mon cher
Eugène! Allons donc voir sa chambre.
En ce moment
une voiture s'arrêta dans la rue Neuve-Sainte-Geneviève, et l'on entendit dans
l'escalier la voix de madame de Restaud, qui disait à Sylvie:- Mon père y
est-il? Cette circonstance sauva heureusement
Eugène, qui
méditait déjà de se jeter sur son lit et de feindre d'y dormir.
- Ah! mon
père, vous a-t-on parlé d'Anastasie? dit Delphine en reconnaissant la voix de
sa sœur. Il paraîtrait qu'il arrive aussi de singulières choses dans son
ménage.
- Quoi donc!
dit le père Goriot: ce serait donc ma fin. Ma pauvre tête ne tiendra pas à un
double malheur.
- Bonjour,
mon père, dit la comtesse en entrant. Ah! te voilà, Delphine.
Madame de
Restaud parut embarrassée de rencontrer sa sœur.
- Bonjour,
Nasie, dit la baronne. Trouves-tu donc ma présence extraordinaire? Je vois mon
père tous les jours, moi.
- Depuis
quand?
- Si tu y
venais, tu le saurais.
- Ne me
taquine pas, Delphine, dit la comtesse d'une voix lamentable. Je suis bien
malheureuse, je suis perdue, mon pauvre père! oh! bien perdue cette fois!
- Qu'as-tu,
Nasie? cria le père Goriot. Dis-nous tout, mon enfant. Elle pâlit. Delphine,
allons, secours-la donc, sois bonne pour elle, je t'aimerai encore mieux, si je
peux, toi!
- Ma pauvre
Nasie, dit madame de Nucingen en asseyant sa sœur, parle. Tu vois en nous les
deux seules personnes qui t'aimeront toujours assez pour te pardonner tout.
Vois-tu, les affections de famille sont les plus sûres. Elle lui fit respirer
des sels, et la comtesse revint à elle.
- J'en
mourrai, dit le père Goriot. Voyons, reprit-il en remuant son feu de mottes,
approchez-vous toutes les deux. J'ai froid. Qu'as-tu, Nasie? dis vite, tu me
tues...
- Eh bien!
dit la pauvre femme, mon mari sait tout. Figurez-vous, mon père, il y a quelque
temps, vous souvenez-vous de cette lettre de change de Maxime? Eh bien! ce
n'était pas la première. J'en avais déjà payé beaucoup. Vers le commencement de
janvier, monsieur de Trailles me paraissait bien chagrin. Il ne me disait rien;
mais il est si facile de lire dans le cœur des gens qu'on aime, un rien suffit:
puis il y a des pressentiments. Enfin il était plus aimant, plus tendre que je
ne l'avais jamais vu, j'étais toujours plus heureuse. Pauvre Maxime! dans sa
pensée, il me faisait ses adieux, m'a-t-il dit; il voulait se brûler la
cervelle. Enfin je l'ai tant tourmenté, tant supplié, je suis restée deux heures
à ses genoux. Il m'a dit qu'il devait cent mille francs! Oh! papa, cent mille
francs! Je suis devenue folle. Vous ne les aviez pas, j'avais tout dévoré....
- Non, dit
le père Goriot, je n'aurais pas pu les faire, à moins d'aller les voler. Mais
j'y aurais été, Nasie!
J'irai.
A ce mot lugubrement jeté, comme un son du râle d'un
mourant, et qui accusait l'agonie du sentiment paternel réduit à l'impuissance,
les deux sœurs firent une pause. Quel égoïsme serait resté froid à ce cri de
désespoir qui, semblable à une pierre lancée dans un gouffre, en révélait la
profondeur?
- Je les ai trouvés en disposant de ce qui ne
m'appartenait pas, mon père, dit la comtesse en fondant en larmes.
Delphine fut émue et pleura en mettant la tête sur le cou
de sa sœur.
- Tout est donc vrai, dit-elle.
Anastasie baissa la tête, madame de Nucingen la saisit à
plein corps, la baisa tendrement, et l'appuyant sur son cœur:- Ici, tu seras
toujours aimée sans être jugée, lui dit-elle.
- Mes anges, dit Goriot d'une voix faible, pourquoi votre
union est-elle due au malheur?
- Pour sauver la vie de Maxime, enfin pour sauver tout
mon bonheur, reprit la comtesse encouragée par ces témoignages d'une tendresse
chaude et palpitante, j'ai porté chez cet usurier que vous connaissez, un homme
fabriqué par l'enfer, que rien ne peut attendrir, ce monsieur Gobseck, les
diamants de famille auxquels tient tant monsieur de Restaud, les siens, les
miens, tout, je les ai vendus. Vendus! Comprenez-vous? il a été sauvé! Mais,
moi, je suis morte. Restaud a tout su.
- Par qui? comment? Que je le tue! cria le père Goriot.
- Hier, il m'a fait appeler dans sa chambre. J'y suis
allée... " Anastasie, m'a-t-il dit d'une voix... (oh! sa voix a suffi,
j'ai tout deviné), où sont vos diamants? " Chez moi. " Non, m'a-t-il
dit en me regardant, ils sont là, sur ma commode. " Et il m'a montré
l'écrin qu'il avait couvert de son mouchoir. " Vous savez d'où ils
viennent? " m'a-t-il dit. Je suis tombée à ses genoux... j'ai pleuré, je
lui ai demandé de quelle mort il voulait me voir mourir.
- Tu as dit cela! s'écria le père Goriot. Par le sacré
nom de Dieu, celui qui vous fera mal à l'une ou à l'autre, tant que je serai
vivant, peut être sûr que je le brûlerai à petit feu! Oui, je le déchiquetterai
comme...
Le père Goriot se tut, les mots expiraient dans sa gorge.
Enfin, ma chère, il m'a demandé quelque chose de plus difficile à faire que de
mourir. Le ciel préserve toute femme d'entendre ce que j'ai entendu!
- J'assassinerai cet homme, dit le père Goriot
tranquillement. Mais il n'a qu'une vie, et il m'en doit deux.
Enfin, quoi? reprit-il en regardant Anastasie.
- Eh bien! dit la comtesse en continuant après une pause,
il m'a regardée: " Anastasie, m'a-t-il dit, j'ensevelis tout dans le
silence, nous resterons ensemble, nous avons des enfants. Je ne tuerai pas
monsieur de Trailles, je pourrais le manquer, et pour m'en défaire autrement je
pourrais me heurter contre la justice humaine. Le tuer dans vos bras, ce serait
déshonorer les enfants. Mais pour ne voir périr ni vos enfants, ni leur père,
ni moi, je vous impose deux conditions. Répondez: Ai-je un enfant à moi? "
J'ai dit oui. " Lequel? " a-t-il demandé. Ernest, notre aîné. "
Bien, a-t-il dit. Maintenant, jurez-moi de m'obéir désormais sur un seul point.
" J'ai juré. " Vous signerez la vente de vos
biens quand je vous le demanderai. "
- Ne signe pas, cria le père Goriot. Ne signe jamais
cela. Ah! ah! monsieur de Restaud, vous ne savez pas ce que c'est que de rendre
une femme heureuse, elle va chercher le bonheur là où il est, et vous la
punissez de votre niaise impuissance?... je suis là, moi, halte-là! il me
trouvera dans sa route. Nasie, sois en repos. Ah, il tient à son héritier! bon,
bon. Je lui empoignerai son fils, qui, sacré tonnerre, est mon petit-fils. Je
puis bien le voir, ce marmot? je le mets dans mon village, j'en aurai soin,
sois bien tranquille. Je le ferai capituler, ce monstre-là, en lui disant: A
nous deux! Si tu veux avoir ton fils, rends à ma fille son bien, et laisse-la
se conduire à sa guise.
- Mon père!
- Oui, ton père! Ah! je suis un vrai père. Que ce drôle
de grand seigneur ne maltraite pas mes filles.
Tonnerre! je ne sais pas ce que j'ai dans les veines. J'y
ai le sang d'un tigre, je voudrais dévorer ces deux hommes. O mes enfants!
voilà donc votre vie? Mais c'est ma mort. Que deviendrez-vous donc quand je ne
serai plus là? Les pères devraient vivre autant que leurs enfants. Mon Dieu,
comme ton monde est mal arrangé! Et tu as un fils cependant, à ce qu'on nous
dit. Tu devrais nous empêcher de souffrir dans nos enfants. Mes chers anges,
quoi! ce n'est qu'à vos douleurs que je dois votre présence. Vous ne me faites
connaître que vos larmes. Eh bien, oui, vous m'aimez, je le vois. Venez, venez-vous
plaindre ici! mon cœur est grand, il peut tout recevoir. Oui, vous aurez beau
le percer, les lambeaux feront encore des cœurs de père. Je voudrais prendre
vos peines, souffrir pour vous. Ah! quand vous étiez petites, vous étiez bien
heureuses...
- Nous n'avons eu que ce temps-là de bon, dit Delphine.
Où sont les moments où nous dégringolions du haut des sacs dans le grand
grenier?
- Mon père! ce n'est pas tout, dit Anastasie à l'oreille
de Goriot qui fit un bond. Les diamants n'ont pas été vendus cent mille francs.
Maxime est poursuivi. Nous n'avons plus que douze mille francs à payer. Il m'a
promis d'être sage, de ne plus jouer. Il ne me reste plus au monde que son
amour, et je l'ai payé trop cher pour ne pas mourir s'il m'échappait. Je lui ai
sacrifié fortune, honneur, repos, enfants. Oh! faites qu'au moins Maxime soit
libre, honoré, qu'il puisse demeurer dans le monde où il saura se faire une
position. Maintenant il ne me doit pas que le bonheur, nous avons des enfants
qui seraient sans fortune. Tout sera perdu s'il est mis à Sainte-Pélagie.
(p.
311 à 313)
Quand le
corbillard vint, Eugène fit remonter la bière, la décloua, et plaça
religieusement sur la poitrine du bonhomme une image qui se rapportait à un
temps où Delphine et Anastasie étaient jeunes, vierges et pures, et ne
raisonnaient pas, comme il l’avait dit dans ses cris d’agonisant. Rastignac et
Christophe accompagnèrent seuls, avec deux croque-morts, le char qui menait le
pauvre homme à Saint-Etienne-du-Mont, église peu distante de la rue
Neuve-Sainte-Geneviève. Arrivé là, le corps fut présenté à une petite chapelle
basse et sombre, autour de laquelle l’étudiant chercha vainement les deux
filles du père Goriot ou leurs maris. Il fut seul avec Christophe, qui se
croyait obligé de rendre les derniers devoirs à un homme qui lui avait fait
gagner quelques bons pourboires. En attendant les deux prêtres, l’enfant de
chœur et le bedeau, Rastignac serra la main de Christophe, sans pouvoir
prononcer une parole.
— Oui,
monsieur Eugène, dit Christophe, c’était un brave et honnête homme, qui n’a
jamais dit une parole plus haut que l’autre, qui ne nuisait à personne et n’a
jamais fait de mal.
Les deux
prêtres, l’enfant de chœur et le bedeau vinrent et donnèrent tout ce qu’on peut
avoir pour soixante-dix francs dans une époque où la religion n’est pas assez
riche pour prier gratis. Les gens du clergé chantèrent un psaume, le Libera, le
De profundis. Le service dura vingt minutes. Il n’y avait qu’une seule voiture
de deuil pour un prêtre et un enfant de chœur, qui consentirent à recevoir avec
eux Eugène et Christophe.
— Il n’y a
point de suite, dit le prêtre, nous pourrons aller vite, afin de ne pas nous
attarder, il est cinq heures et demie.
Rastignac,
resté seul, fit quelques pas vers le haut du cimetière et vit Paris
tortueusement couché le long des deux rives de la Seine où commençaient à
briller les lumières. Ses yeux s’attachèrent presque avidement entre la colonne
de la place Vendôme et le dôme des Invalides, là où vivait ce beau monde dans
lequel il avait voulu pénétrer. Il lança sur cette ruche bourdonnante un regard
qui semblait par avance en pomper le miel, et dit ces mots grandioses : "A
nous deux maintenant !"
Et pour
premier acte du défi qu’il portait à la Société, Rastignac alla dîner chez
madame de Nucingen.
Saché, septembre 1834.
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