jeudi 20 mars 2008

Style et techniques dans Les Bouts de bois de Dieu de Sembène Ousmane

Style et techniques

Par delà l’histoire et les événements y découlant, Sembène Ousmane a su imposer son art dans l’écriture de ce roman en exploitant surtout le pittoresque et le folklore africains. Aussi quel que soit le sérieux de la situation, il parvient toujours à peindre des personnages se dépassant, dépassant leur situation tragique pour trouver la force de s’exprimer avec un humour et gaîté.

La fresque sociale qu’il crée ici donne une réalité cruelle à son récit. En face de cette population composite, on ne peut souscrire à la réalité, et à la vérité historique qu'il nous propose.

Le roman, pour être simple, est construit autour d’un personnage central qui est omniprésent sans être encombrant, puisque sa présence physique n’est pas très accrue, mais il est toujours là dans les idées de chacun, dans le cœur de certains, il influence les événements. L’auteur exploite ici la force de l’évocation d’un héros qui est attendu comme le messie ou dont le retour est espéré comme celui de l’enfant prodigue.

Dans son Etude sur le roman, dans la préface de son roman Pierre et Jean, Guy de Maupassant écrit que le style est la « manière unique, absolue, d’exprimer une chose dans toute sa couleur et son intensité » et il ajoute que « c’est la vérité, la variété et l’abondance des images… ». Et on compare souvent Les Bouts de bois de Dieu avec Germinal d’Emile Zola. Tant au niveau des thèmes qu'au niveau de l’écriture, imitant le style cinématographique, le roman de Sembène s’approche de celui du chef de file du courant naturaliste français.

1. La technique cinématographique

La description chez Sembène Ousmane introduit toujours un ou des personnages ou une action. Un décor panoramique est présenté puis se détache peu à peu, comme au cinéma, le personnage. Le début du roman illustre cela « Les derniers rayons du soleil filtraient entre les dentelures des nuages. Au couchant, des vagues de vapeurs se délayaient lentement (…) Au centre de la ceinture de collines, les concessions de torchis (…) les habitants de Bakayoko-so s’étaient réunis dans la cour (…) Assise un peu à l’écart… la vieille Niakoro… » (pp.13-14)
Le mouvement est le suivant : de l’immensité du ciel, puis le regard descend dans les collines, enuite dans les maisons, et puis sur un groupe de femmes, et de celui-ci se détache la vieille Niakoro.
Sembène est sobre dans la description, à peine mentionne-t-il l’essentiel pour la suite du récit : « Derrière la palissade qui la clôturait, on apercevait une grande baraque peinte en ocre qui reposait sur une élévation de briques. C’était la concession de Ndiayène où habitait Ramatoulaye, la maison mère de toute la lignée… » (p.90) Cette description insiste sur le dénuement de la famille, mais aussi sur une tradition qui respecte la maison des grands-parents. Ainsi faut-il s’expliquer les descriptions.
Il est remarquable le fait que la narration soit dominée par le dialogue des personnages, ce qui permet au narrateur de se cacher derrière ses personnages et se garder de commentaires, cela pour le grand bonheur du réalisme du témoignage.

2. La précision du vocabulaire et la couleur locale

Le mot chez Sembène est sacré. Il doit rendre toute sa valeur de la bouche qui le fait sortir. Voilà ce qui justifie le recours à la langue locale, ce qui donne au texte une couleur locale permettant au lecteur de ne pas ainsi se perdre dans ce va-et-vient entre les centres nerveux de la grève : Bamako – Thies – Dakar. Chaque ville développe ainsi des particularités langagières.
Des objets quotidiens aux titres de famille ou de respect en passant par des termes péjoratifs pour parodier le Blanc, les nombreuses intrusions des langues locales participent au pittoresque du récit. Ainsi le bambara de Bamako et le wolof de Thiès et Dakar complèteront-ils l’absence d’un vocabulaire français incapable de traduire l’idée et la portée du message des africains.

A Bamako : Soungoutou (jeune fille), moké, mama ou m’ba (grand-mère),
Bassi, fonio (54), Banco (terre argileuse) (22), Bara (danse) (28),
Bô c’est des excréments, thié (homme), macou (silence) en bambara
A Dakar : sabadord (75), catioupa (75), diouma, n’gounou, malo, rakal, m’bagne gathié, mbatous (écuelles) (93), n’dappe,
Interjections : kaye, ouaï, koni, dara !
Petite-mère (sœur de la maman) (102), Tâne, tapates (36)
Satire du Blanc : Mad’miselle Ndèye Touti (88), Missé pour dire Monsieur, piting pour putain (223),
Bilakoros (incirconcis) (358), Alcatis, tougueul (France)
A Thiès : moque pour pot, maka égal chapeau de paille,
Damels (anciens nobles du cayor, actuel Thiès), Cauris (292), cades (299), deumes sont des génies malfaisants (301), Gops (47), Samaras (37),


Autres particularités, celles de traduire les expressions locales en français. Mame sofi avait noué son mouchoir de tête amidonné à la « gifle tes beaux-parents » (p. 87), manières de laisser un bout du foulard pendre à côté. Avoir son mot à dire est devient « j’ai quelques pincées de sel à jeter dans la marmite… », dit Fa Keita (p.153). Les comparaisons vont aussi dans le même sens : « tu dors comme un coups de pilon » (p. 88) ; « Depuis hier on est secoué comme des graines sur un van », dit Ramatoulaye aux autres femmes après leur affrontement avec les alcatis (p. 168)

3. L’humour

L’humour est très présent dans le texte, et il est souvent fait par les personnages. Dès la page 46, le ton est annoncé par le narrateur lui-même qui dit que l’aveugle Maïmouna était « prisonnière de son infirmité, reine de son royaume de ténèbres ». A la page 324, Mame Sofi, l’amazone du groupe des femmes qui se sont attaquées aux milices déclare : « Poissons le matin, poissons le soir, si ça continue, un arbre à poissons va me pousser dans le ventre ? ». Parlant à Bakayoko de la femme de vie, Penda, Ndèye Touti rapporte que les femmes « disent qu’il n’y avait que le chemin de fer qui ne lui était pas passé dessus » (p. 342). Et elle ajoute, « Je me demande comment ? »
On peut lire à cet effet la scène des pages 40-41 où Samba disait que les cheminots « ont des noms à faire dérailler un train »
Ces quelques exemples permettent de saisir un peu l’influence du milieu sur l’individu, et par conséquent cela se traduit par l’utilisation du jargon du métier. Par endroits, on notera la fréquence du bruit par un champ lexical stupéfiant : on relève "tohu bohu" (51), "brouhaha" (57), "hourivari" (153) et tout cela va faire quand même un « un beau tumulte » (180), parce que le jeu en vaut la chandelle.

4. Le chant

Le chant est pourtant la seule chose à laquelle s’accroche les grévistes, et surtout les femmes. Maïmouna l’aveugle, quant à elle y recours plus souvent. A la page 46, il préfigure la bravoure des femmes dans la grève. Elles seront déterminantes à l’image de Goumba Ndiaye de la Chanson. Et à la fin du livre, c’est le même chant de Goumba qu’on entend, et cette dernière complainte est en fait une sagesse africaine sur la notion de l’honneur :
“Pendant des soleils et des soleils,Le combat dura.Goumba, sans haine, transperça ses ennemis.Il était tout de sang couvert.Mais heureux celui qui combat sans haine.”

Ce qu’il faut retenir à travers cette déconstruction de la langue, dénaturation ou tropicalisation de la langue, c’est que cela va de soi car, comme l’écrivait I. J. Calvet, « La langue est le Maquis du peuple ». Donc il est de bonne guerre que les africains s’approprient la langue française premier instrument de contestation d’une situation imposée.

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